À l’heure où les discours sur la souffrance, les traumatismes et les déterminismes sociaux saturent l’espace psychique et médiatique, la citation de Jean-Paul Sartre résonne comme une provocation salutaire : « Ce qui importe, ce n’est pas ce qu’on a fait de moi, mais ce que je fais de ce qu’on a fait de moi. » Cette formule, à la fois radicale et responsabilisante, ouvre une voie vers une lecture existentielle et psychanalytique du sujet, pris entre passivité subie et création de soi. Mais comment entendre cette affirmation sans verser dans une injonction à la toute-puissance ou au déni du trauma ? Comment articuler responsabilité et histoire, subjectivité et déterminismes ? Et si l’humanité d’un sujet ne se jouait pas dans ce qu’il a traversé, mais dans ce qu’il en transforme ?
Freud lui-même le souligne : l’histoire infantile est le socle sur lequel s’ancrent les conflits psychiques. Le sujet est marqué par des scènes primitives, des fantasmes, des absences, des silences. On pourrait croire qu’il est condamné à les rejouer.
Mais la psychanalyse propose une autre voie : celle de la reprise, de la mise en mots, de la transformation. Le sujet n’est pas ce qu’on a fait de lui, mais ce qu’il peut en faire. Il peut reprendre la main sur ce qui semblait écrit à l’encre indélébile.
Dire « ce que je fais de ce qu’on a fait de moi », c’est réaffirmer le pouvoir du sujet à redonner sens, à détourner, à créer. Ce n’est pas nier l’influence du passé, mais refuser d’en faire un destin figé. C’est sortir de la plainte pour entrer dans le travail de la subjectivation. C’est affirmer que le sujet n’est pas condamné à répéter, mais capable de répondre autrement.
Ce que je fais de ce qu’on a fait de moi, en psychanalyse, c’est ce que je dis, transforme, crée à partir du matériau inconscient. Le sujet n’est pas coupable de ce qu’il a vécu. Mais il peut devenir responsable de la manière dont il rejoue ou déjoue cette histoire.
C’est ce que permet le transfert : un espace où les scènes anciennes se rejouent, mais dans un cadre sécurisant, où le sujet peut reprendre la main. Faire advenir un sens là où il n’y avait que de la compulsion. Sortir du cycle infernal de la répétition pour poser un acte inaugural de subjectivation.
La citation de Sartre ouvre une voie médiane, plus exigeante mais plus juste : accepter ce qui m’a constitué, sans m’y réduire. Ne pas s’identifier à la victime, ni se nier dans une illusion de toute-puissance. Mais choisir, pas à pas, ce que je peux faire de ce que j’ai vécu.
Cette posture est précieuse dans la clinique contemporaine, où de nombreux patients oscillent entre résignation douloureuse et idéaux de perfection inaccessibles. La psychanalyse propose un tiers : un lieu où l’on peut penser ce qui nous dépasse, et réinventer sa place dans ce qui semblait fermé.
Et souvent, surgit alors une autre phrase, inattendue, transformatrice : « Et si je pouvais faire autrement ? »
C’est là que commence le véritable travail du sujet : non pas renier ce qu’on lui a fait, mais le travailler à sa manière. En faire un style. Une œuvre. Une parole. Un choix.
Cela peut passer par une prise de parole, un acte symbolique, un geste artistique, une transmission nouvelle. Il s’agit alors de donner forme à ce qui a été subi, et d’en faire matière à vivre — pas seulement à survivre.
Ainsi, ce que je fais de ce qu’on a fait de moi n’est pas qu’une question de volonté. C’est un processus lent, conflictuel, mais possible. Et c’est peut-être cela, la véritable résilience : non pas oublier ou minimiser, mais traverser, transformer, sublimer.
En ce sens, la psychanalyse n’est pas un outil de réparation, mais un lieu de re-création. Un espace pour accueillir ce qui insiste, ce qui dérange, ce qui revient — et pour le transformer en matière vivante, signifiante, partageable.
La psychanalyse, loin des solutions toutes faites, offre un lieu et un temps pour ce travail singulier. Celui de faire quelque chose de ce qu’on a vécu. Non pas pour s’en sortir, mais pour s’y retrouver.
Parce que ce qui importe, vraiment, ce n’est pas ce qu’on a fait de moi. C’est ce que je choisis d’en faire.
Et cette liberté-là, même fragile, même partielle, même douloureuse — personne ne peut me l’enlever.