La psychanalyse a souvent été perçue comme une discipline où l’analyste, figure tutélaire de neutralité bienveillante, offre un cadre où l’inconscient du patient peut se dire sans entrave. Pourtant, derrière cette conception idéalisée se cache une réalité bien plus complexe, celle de l’analyste en tant qu’être humain, traversé par ses propres affects, y compris les plus dérangeants. Parmi ces affects, la haine est sans doute le plus tabou.
Pourtant, Donald W. Winnicott, en osant aborder la question dans son article de 1947 La haine dans le contre-transfert, a posé les bases d’une réflexion essentielle : celle de la reconnaissance de la haine comme un élément inévitable du processus analytique. Mais qu’implique cette reconnaissance ? Comment penser une haine qui ne doit ni être niée ni agir sur la relation thérapeutique ?
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👉 "Sigmund Freud (1910) reconnaît le contre-transfert comme un phénomène inévitable, reflétant les propres réactions inconscientes de l’analyste face à son patient. Toutefois, il insiste sur la nécessité pour l’analyste de l’identifier et de le maîtriser dans sa propre analyse, afin qu’il ne devienne pas un obstacle à la cure. Contrairement aux développements ultérieurs de la psychanalyse, Freud ne le considérait pas encore comme un outil clinique pouvant être intégré au travail analytique."
Les travaux de Donald W. Winnicott (1947) ont marqué une rupture dans cette vision en osant aborder la question de la haine dans le contre-transfert comme une réalité clinique incontournable. Il ne s’agissait plus seulement de reconnaître le contre-transfert en tant que phénomène parasite à éliminer, mais de le penser comme un matériau de travail indispensable.
Bien au contraire, il invite à un travail intérieur rigoureux, qui repose sur trois étapes fondamentales :
1. Reconnaître la haine comme un affect légitime : la nier reviendrait à la laisser agir de manière détournée, par le biais d’une froideur excessive, d’interprétations défensives ou d’un désinvestissement subtil du patient.
2. Comprendre ses origines et ses dynamiques : la haine ne surgit pas ex nihilo ; elle prend racine dans la relation transférentielle et dans l’histoire même du clinicien.
3. Contenir cet affect pour éviter qu’il ne déborde sur la relation thérapeutique : cela suppose une élaboration consciente de ce qui se joue, notamment en supervision ou en analyse personnelle.
Elle devient une porte d’entrée pour mieux comprendre les enjeux relationnels du patient, en particulier chez ceux pour qui la haine est le seul mode de lien possible.
Nombre de patients arrivent en analyse avec une histoire de rejet, d’abandon, d’humiliations ou de maltraitances, où la figure de l’autre a toujours été perçue comme hostile ou persécutrice.
François Roustang (1994) rappelait que « l’analyste, qu’il le veuille ou non, est pris dans un jeu de forces où il devient tour à tour l’allié ou l’ennemi du patient ».
Face à cela, il est essentiel que l’analyste ne se réfugie pas dans un idéal d’accueil inconditionnel qui pourrait masquer une forme d’évitement défensif. Jacques Lacan (1966) mettait en garde contre la tentation d’un amour sans faille du thérapeute, affirmant que « la haine fait partie du discours analytique autant que le désir ». En d’autres termes, reconnaître la haine dans le contre-transfert, c’est accepter que la relation analytique est un lieu d’intensité où se rejouent des conflits fondamentaux.
Ainsi, la véritable neutralité n’est pas l’absence d’affects, mais la capacité à penser et à élaborer ce qui traverse l’analyste, afin que ces mouvements internes ne viennent pas altérer le cadre de la cure. Si la psychanalyse vise à permettre au patient de reconnaître et d’intégrer ses émotions les plus archaïques, alors
Loin d’être un tabou ou un échec, la haine dans le contre-transfert est donc un passage obligé du travail analytique. Mieux la penser, c’est offrir un cadre plus authentique et plus humain, où l’analyste ne se contente pas d’endosser une figure idéalisée, mais assume pleinement la complexité du lien thérapeutique.
Pourtant, sa théorie nous éclaire sur ce phénomène de manière instructive.
Bien au contraire, elle se présente comme l’indice d’un manque fondamental, ce « manque qui ne saurait être comblé », à l’origine même du désir. Ce manque, cette fracture entre le dire et l’indicible, se révèle dans la dynamique du transfert et du contre-transfert. Lorsque l’analyste ressent, par exemple, une forme de haine, ce n’est pas qu’il dévie de la neutralité ; c’est plutôt la résonance de l’inassimilable qui se fait sentir, le signifiant de ce qui refuse de se symboliser entièrement.
Ainsi, la haine dans le contre-transfert apparaît comme une trace de la division du sujet, une manifestation de l’insaisissable qui, loin d’être à réprimer, invite à une écoute attentive de l’inconscient.
Plutôt que de vouloir effacer ou contrôler ces affects, il s’agit de les accueillir comme le reflet d’un processus de symbolisation incomplet, qui ouvre la voie à une compréhension plus profonde du désir en jeu.
En définitive, dans la perspective lacanienne, la haine dans le contre-transfert n’est pas le signe d’un manquement de l’analyste, et non, inutile de vous mettre la rate au court-bouillon, ne changez pas de métier pour autant... mais bien la marque de la division essentielle du sujet ; elle révèle l’impossibilité d’une maîtrise totale et invite, par son insistance, à se confronter à l’inconnu qui structure notre rapport au désir.
Sigmund Freud (1912) évoquait déjà la puissance des résistances inconscientes, soulignant que « le patient ne se contente pas d’aimer son analyste, il lui oppose aussi une hostilité qui ne demande qu’à émerger ».
La haine peut apparaître dans différents contextes cliniques, et loin de la percevoir comme un obstacle, il s’agit de la lire comme une expression du psychisme du patient, et un indicateur de la dynamique transférentielle en cours.
Ils peuvent exiger une disponibilité constante, tester sans cesse les limites du cadre, ou exprimer une attente absolue d’être reconnus, validés, contenus. Dans ces configurations, l’analyste peut ressentir une forme d’oppression, voire d’étouffement psychique.
Donald W. Winnicott (1947) insistait sur le fait que « le thérapeute doit tolérer d’être utilisé par le patient, sans se laisser consumer ». La haine qui émerge ici n’est pas une haine personnelle, mais une réaction à l’exigence absolue du patient, qui, incapable d’être seul psychiquement, investit l’analyste comme un prolongement de lui-même.
Plutôt que de rejeter cette haine, l’analyste peut y voir un reflet du vécu archaïque du patient, marqué par une dépendance fusionnelle et une angoisse d’abandon insoutenable.
Ils peuvent contester le cadre, chercher à éprouver le praticien, ou encore adopter un comportement cynique visant à ridiculiser l’analyse.
Dans ces configurations, l’analyste est parfois convoqué dans une place de persécuteur, rejouant la figure parentale défaillante ou persécutrice du passé du patient.
Face à ces attaques répétées, il est humain que l’analyste ressente une forme de résistance intérieure, voire une colère latente. Pourtant, c’est dans cet éprouvé même que réside la clé du travail analytique. Cette haine est souvent le seul mode de relation possible pour le patient, qui cherche inconsciemment à vérifier :
Si l’analyste refuse d’admettre son éprouvé négatif, il risque soit de se laisser envahir par le rejet et la défensive, soit d’entrer dans un jeu de domination qui viendrait renforcer la dynamique pathologique du patient.
Certains patients stagnent, tournent en rond, répètent sans jamais élaborer, ou refusent toute interprétation. D’autres cherchent à manipuler la relation thérapeutique, esquivant tout mouvement de changement.
Dans ces cas, une frustration profonde peut émerger. L’analyste peut ressentir une lassitude croissante, qui se transforme insidieusement en rejet ou en désengagement émotionnel. Cette forme de haine est plus insidieuse car elle n’est pas explosive, mais érosive :
Irvin Yalom (2002) rappelait que « le sentiment d’impuissance de l’analyste peut devenir un matériau thérapeutique s’il est exploré plutôt que nié ». Il s’agit alors de se questionner : qu’est-ce que ce patient vient rejouer ici ? Se pourrait-il qu’il amène l’analyste à ressentir l’abandon et la lassitude qu’il a lui-même éprouvés dans son histoire ?
Mélanie Klein (1946) a décrit ce processus où le patient, ne pouvant tolérer en lui une émotion insoutenable, l’évacue dans l’autre, qui la ressent alors comme sienne.
Un patient rempli de haine peut ainsi :
Dans ce cas, la haine ressentie par l’analyste n’est pas vraiment la sienne, mais celle du patient qui la lui délègue inconsciemment. François Roustang (1999) soulignait que « le thérapeute est souvent amené à éprouver ce que son patient ne peut encore nommer ».
Face à cela, il est crucial de ne pas se laisser happer par cette émotion. L’analyste doit pouvoir se désidentifier de ce qu’il ressent, et l’analyser comme un élément transférentiel à décrypter.
Elle vient révéler des processus inconscients puissants, qui ne demandent qu’à être explorés. Que ce soit à travers la dépendance du patient, son agressivité, sa stagnation ou son identification projective, elle constitue une opportunité clinique plutôt qu’un écueil.
Si l’analyste parvient à l’accueillir comme une matière à élaborer plutôt qu’un malaise à fuir, alors elle devient un outil précieux pour mieux cerner le vécu du patient et ajuster la dynamique thérapeutique.
Jacques Lacan (1959) insistait sur le fait que « la haine agit souvent là où elle n’est pas dite », soulignant ainsi l’importance de la mise en pensée des affects du clinicien pour éviter qu’ils ne deviennent destructeurs.
Reconnaître la haine ne signifie donc ni s’y abandonner, ni la nier, mais l’intégrer comme un élément clinique à part entière. Il s’agit d’un processus en plusieurs étapes :
Un analyste qui se sent traversé par une haine envers son patient ne doit pas s’en tenir à une posture défensive. Au contraire, il est essentiel d’interroger ce que cet affect révèle :
Cette introspection doit idéalement se poursuivre en supervision ou en analyse personnelle, car un analyste qui refuse d’explorer ses propres affects s’expose à ce que ceux-ci prennent le contrôle de sa pratique, à son insu.
Dans la plupart des cas, la haine ressentie par l’analyste n’est pas une émotion purement subjective.
Carl Rogers (1951) affirmait que « lorsque nous rejetons une part de nous-mêmes, nous rejetons aussi la possibilité de comprendre l’autre ».
Reconnaître la haine en tant qu’affect clinique, c’est donc l’intégrer sans culpabilité, mais aussi sans complaisance. Il ne s’agit pas de se juger, mais d’élaborer ce que cela signifie dans le cadre précis du travail analytique.
Cela implique :
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Irvin Yalom (2002) expliquait que « le thérapeute est souvent une toile sur laquelle le patient projette ses conflits passés ». L’analyste devient donc l’objet d’un scénario transférentiel, où il incarne le parent rejetant, l’agresseur du passé, l’adulte indifférent ou l’Autre persécuteur.
Se souvenir de cela permet d’éviter de réagir sur un mode défensif, et de travailler cette haine plutôt que de la subir. Cela permet aussi d’apaiser l’impact émotionnel qu’elle peut avoir sur l’analyste, en réintroduisant une forme de distanciation clinique.
Le véritable danger ne réside pas dans la présence de cette haine, mais dans son refoulement, qui peut la rendre agissante sous des formes insidieuses : ruptures mal élaborées, jugements inconscients, froideur excessive ou saturation émotionnelle.
L’analyste n’a pas besoin d’aimer inconditionnellement son patient, mais il a le devoir de ne pas répondre à la haine par le rejet, et de l’intégrer comme une expression de la souffrance qui demande à être entendue.
Comme le disait François Roustang (1999), « le praticien ne peut aider son patient à traverser ses abîmes que s’il accepte d’y jeter un regard lucide ». Accepter de voir sa propre haine, c’est ainsi offrir un espace où la haine du patient peut être enfin entendue, contenue et transformée.
Mais comment transformer cet affect parfois déstabilisant en un outil de travail plutôt qu’en une gêne parasite ? Cela implique un double mouvement, qui articule travail introspectif de l’analyste et élaboration clinique dans le cadre thérapeutique.
Lorsque l’analyste ressent de la haine dans le cadre thérapeutique, il doit avant tout se l’approprier en la questionnant. Ce travail ne vise pas à juger, mais à mettre en lumière ce qui se joue en lui.
Certaines questions sont fondamentales pour explorer cette haine :
Comme le soulignait Carl Rogers (1951) : « Ce que nous refusons de voir en nous-mêmes est souvent ce que nous comprenons le moins chez l’autre ».
L’analyste n’a pas à être un modèle de pure bienveillance ; il doit avant tout être honnête avec lui-même sur ce qu’il traverse, pour ne pas être le jouet de ses propres réactions inconscientes.
Mais il peut la travailler, la sublimer, et en faire une boussole clinique pour affiner son positionnement.
La haine ressentie par l’analyste n’est jamais gratuite. Elle témoigne d’une tension particulière dans la relation, souvent liée à :
Comprendre dans quelle logique psychique s’inscrit cette haine permet de mieux ajuster la réponse clinique.
Comme le disait Jacques Lacan (1974) : « L’analyste est le lieu où se dépose ce qui ne peut être dit autrement ». Si l’analyste ressent de la haine, c’est que quelque chose se déplace et se rejoue dans le transfert, et qu’il est nécessaire de l’explorer plutôt que de le subir.
Un patient en grande détresse n’a pas besoin d’un analyste figé dans une posture froide ou surplombante, mais d’un cadre suffisamment solide et souple à la fois, qui contient sans renvoyer l’hostilité.
Concrètement, cela signifie :
L’important est de permettre au patient de vivre une relation où la haine est contenue, pensée, et non expulsée ou rejetée.
Si la haine est travaillée, alors elle peut être un outil puissant pour amener un patient à reconnaître ses propres modes relationnels.
Chez un patient habitué à des relations de rejet ou de confrontation, le fait de ne pas être rejeté malgré sa haine peut être une expérience nouvelle et structurante. Il peut alors commencer à élaborer ce qui le pousse à provoquer l’autre, et entrevoir d’autres manières d’être en relation.
Comme l’évoquait Irvin Yalom (2002) : « Le patient commence à guérir lorsque ce qu’il croyait inévitable cesse de se produire ».
Ainsi, si la haine du patient n’aboutit pas à une rupture, si elle n’effraie pas l’analyste au point qu’il se défende ou s’éloigne, alors elle peut être transformée en une clé d’accès à son vécu profond.
Comme le soulignait François Roustang (1999), « L’analyste n’a pas besoin d’être un roc, mais il doit être un espace où l’affect peut être pensé plutôt qu’agressé ou figé ».
La haine, lorsqu’elle est travaillée avec lucidité, devient un outil puissant pour sortir des impasses transférentielles, et ouvre la voie à une relation thérapeutique plus authentique et plus structurante.
En fin de compte, il ne s’agit pas tant d’éradiquer la haine que de l’apprivoiser, de la comprendre et de la transformer en un outil au service du soin. Car un analyste qui accepte sa propre humanité sera toujours plus à même d’accueillir celle de ses patients.
La haine en séance n’est pas un échec : c’est une matière brute qui, bien travaillée, peut devenir une clé de compréhension précieuse pour accompagner ceux qui, souvent, ne savent exprimer leur souffrance que par l’hostilité.
Et si nous cessions d’avoir peur de cette question pour enfin l’affronter avec la lucidité et la bienveillance qu’elle mérite ?
Dans le cadre de l’accompagnement des professionnels de la santé mentale, il est essentiel d’aborder des thématiques parfois taboues, comme la haine dans le contre-transfert. Cette section vise à répondre aux questions fréquentes des praticiens et des professionnelles du social, de la thérapie et de l’intervention clinique, afin de favoriser une meilleure intégration de cette question dans les pratiques d’aide et d’accompagnement.
Reconnaître la haine permet d’éviter qu’elle ne devienne un obstacle au changement et au processus analytique. Si l’analyste refoule cette émotion, elle risque de s’exprimer de manière défensive dans l’intervention clinique : froideur excessive, rigidité du cadre ou désengagement progressif. En intégrant cette donnée comme une réalité psychique du travail analytique, le praticien peut l’utiliser pour approfondir la compréhension des situations cliniques et ajuster son accompagnement des personnes en souffrance.
Absolument pas. Tous les professionnels de la relation d’aide et de soin sont traversés par des affects forts au cours des années de pratique. La haine ressentie en séance n’est pas une faute, mais une indication clinique précieuse qui doit être travaillée en supervision individuelle ou en groupe. Elle peut être le reflet du transfert négatif, d’une résistance ou d’une dynamique relationnelle propre à la personne accompagnée.
L’analyste doit ajuster son positionnement pour que la relation ne devienne ni un affrontement, ni une fuite. L’objectif est de permettre au patient de réinterroger ses propres modes relationnels, en lui offrant un cadre suffisamment sécurisant pour explorer ses tensions internes.
Tous les praticiens en thérapie, en santé mentale, dans le secteur social ou éducatif peuvent être confrontés à des situations où ils ressentent un rejet, une exaspération ou une frustration face aux personnes accompagnées.
Dans ces métiers, la reconnaissance des émotions du professionnel est un enjeu majeur pour :
L’approche de la haine dans le contre-transfert peut être intégrée dans une dynamique de formation continue, en participant à des groupes de supervision, des séminaires de recherche ou des rencontres interprofessionnelles sur les pratiques cliniques.
Il est également bénéfique de :
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