Lundi, c’était le jour 1 du déconfinement. Certains ont repris le chemin du travail ou celui du coiffeur, d’autres ont goûté au plaisir simple d’aller au-delà d’un rayon de 1km, redécouvrant des espaces qui leur étaient jusqu’au 16 mars, encore familiers. Et puis d’autres se sont rués dans les magasins.
Ceux-là ont fait la Une, ils ont été cités sur tous les réseaux sociaux. Moqués ou défendus, ils ont en tout cas été jugés… Le jugement. Toujours lui. Pourquoi nous pose-t-il autant de problèmes ?
Selon des psychologues, cette période de confinement a pu intensifier certaines réactions émotionnelles, comme une soif de liberté ou un besoin accru de consommation. Les psychanalystes suggèrent que ces comportements sont des manifestations de désirs refoulés, libérés soudainement avec le déconfinement.
Lundi, chacun d’entre nous attendait de voir ce qui allait se passer. À quoi allait ressembler le déconfinement ? Les gens allaient-ils être prudents ou inconscients ? Y aurait-il beaucoup de monde dehors ? Qu’est-ce ça ferait d’être masqué et de croiser des gens à demi-visibles ? Le monde avait-il changé ou pas ? Est-ce ça serait comme avant, ou pas ?
La tête remplie de questions, curieuse, j’attendais moi aussi de voir ce que ça allait donner… quand sur les réseaux sociaux, j’ai commencé à voir que le sujet le plus cité était… Zara ! La chaîne espagnole de vêtements faisait les choux gras des internautes, indignés de voir le nombre de personnes faire la queue pour y rentrer.
Des psychanalystes pourraient interpréter cette indignation comme une projection de nos propres insécurités et frustrations accumulées pendant le confinement.
Soyons honnêtes, je n’étais pas étonnée ou scandalisée par ces comportements, si je n’avais pas eu ma fille à garder, j’aurais fait la même chose.
Pour beaucoup, pourtant, aller faire du shopping était le signe de la bêtise : consommer, quelle infamie… après deux mois de restrictions, des plaisirs plus simples n’auraient pas été plus adéquats ? Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cette indignation : comment hiérarchiser les plaisirs ? sur quels critères ? pourquoi serait-il mieux de simplement se balader et pas d’acheter ? en quoi la consommation est-elle suspecte ? et en quoi consommer ferait-il de nous des êtres futiles ou pauvres d’esprit ?
Mais avant cela, dans un grand élan de générosité et de tolérance, la réponse a surtout été, sur les réseaux, l’appel à arrêter de juger. Le problème n’était pas que certains fassent du shopping, mais que d’autres les jugent.
La psychiatrie moderne suggère que juger les autres peut souvent être un mécanisme de défense pour gérer notre propre insécurité ou anxiété. Les psychiatres encouragent à une introspection pour comprendre pourquoi nous ressentons le besoin de juger autrui.
En résumé, l'indignation publique vis-à-vis de certaines attitudes post-confinement pourrait être moins une réaction à ces comportements en eux-mêmes, et plus un reflet des troubles internes des individus, exacerbés par l'expérience du confinement.
Je suis d’accord : le problème est bien le jugement. D’où ma question : faudrait-il alors s’en passer ? arrêter de juger complètement ? Mais est-ce possible, et même souhaitable ?
Le jugement est un concept clé en philosophie : Emmanuel Kant lui a même consacré une Critique entière. Du jugement, aujourd’hui, on a toutefois moins en tête l’idée que c’est une faculté qu’une mauvaise habitude. On passerait notre temps à se juger, à se jauger, à se comparer pour critiquer, condamner, épingler, ou au contraire, pour se dévaloriser.
Le jugement serait coupable non pas de nous rapprocher, comme Kant le disait du jugement qui permet l’intersubjectivité, la communication entre les uns et les autres, mais de nous mettre en rivalité.
D’où cet appel, on comprend bien pourquoi, à arrêter de se juger.
Mais là est toute l’affaire : est-ce vraiment le jugement le problème ? Quand on y pense, on passe son temps à juger, à examiner et à évaluer, des personnes, des situations, des comportements. On peut même prendre du plaisir à scruter les autres, à en parler, à ragoter. Que serait un monde où on regarderait tout avec indifférence, ou bienveillance ? Un monde sans hiérarchie, sans échelles de valeur.
Je crois que l’enjeu est ici : non pas dans le jugement en tant que tel, nécessaire, mais dans l’idée qu’on se fait du jugement. On a l’impression que juger, au quotidien, serait la même chose que rendre un jugement dans une cour de justice, émettre une sentence éternelle et véridique…
Mais le jugement de tous les jours, qu’on adresse aux autres ou à soi, qu’on énonce à voix haute ou dans sa tête, lui, il n’est pas définitif, pas forcément vrai et il n’est pas unilatéral. Au contraire, il évolue, il bouge, on peut l’adoucir ou le contrer. Et surtout : il n’est pas sans appel : au contraire, il appelle au jugement de l’autre.
Appeler à ne plus se juger ou juger, c’est en fait ne plus appeler à l’autre.
Voilà : jugez-vous donc les uns les autres.
Dès lors que nous émettons un avis, une opinion, un point de vue, une pensée, une façon de voir, une impression, une critique, une manière de penser, un diagnostic, etc, nous émettons un jugement.
Cela peut être un jugement négatif « Moi, j’aurais plutôt fait comme ça » ou plus prosaïquement « Tu es dans le jugement », -et oui... même cette simple phrase est un jugement si vous y regardez de plus près-, ou bien positif « Quel courage tu as ! ».
Nous ne pouvons faire abstraction de notre vision du monde dans l’interaction, dans l’échange avec l’autre, dès lors que nous aspirons à avoir un échange honnête, franc, à un dire vrai de notre vision du monde et de qui nous sommes dans ce monde.
Et lorsque nous nous exprimons avec franchise, emportés par notre train de pensées, de croyances, par la ferveur de notre échange, par nos images, et parfois même par les émotions de l’autre et notre contamination, tenter de prendre des précautions oratoires dans l’illusoire objectif, dans la parfois vaine tentative, de ne pas juger cet autre et de protéger notre relation avec lui/elle, prendre des précautions oratoires, donc, peut s’avérer être œuvre de contorsionniste et surtout facilement nous extraire de notre vision du monde et nous mettre en désaccord avec nous-mêmes et par conséquent, avec l’autre.
Ainsi, dès lors que nous sommes dans cette tentative, alors nous échouons à être honnête avec nous. Et si nous ne sommes pas honnête avec nous, pouvons-nous l’être avec l’autre ?
Qu’il l’émette ou qu’il le reçoive.
C’est un point sur lequel insistent souvent les psychologues : le jugement est une partie inévitable de nos interactions humaines.
« L’enfer c’est les autres ». Cette fameuse citation de J.P. Sartre achève sa pièce de théâtre Huis Clos, écrite en 1943. Nous, psychothérapeutes, renvoyons « l’enfer, c’est moi-même dès lors que j’entre en relation avec le monde, parce que l’autre est un miroir dans lequel je me projette et qui me renvoie à qui je suis, à de quoi je me constitue ». Dès lors que je m’inhibe (j’allais dire m’annihile) pour ne pas entrer en conflit avec l’autre, j’entre en conflit avec moi.
Lorsque je te parle de toi, je te parle de moi. Je te dis mes goûts, mais aussi mes dégoûts, mes peurs, ma honte, mes espoirs, mon histoire, etc.
Mais alors, pouvons-nous réellement nous affranchir de tout jugement... ?
Prenez vos crayons, vous avez quatre heures 😊.
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