Écrire aux bords du langage : Lacan et Lituraterre
28/2/2025

Écrire aux bords du langage : Lacan et Lituraterre

Jacques Lacan n’a jamais été un écrivain « facile ». Son style, mêlant jeux de mots, détours conceptuels et références cryptiques, donne parfois le vertige. Mais cette complexité n’est pas gratuite : elle vise à montrer, plutôt qu’à expliquer, ce que le langage fait à la pensée et comment il nous structure. Son écriture cherche à faire vaciller nos certitudes linguistiques, à nous confronter à ce qui échappe au sens immédiat.

Quand Lacan nous parle de littérature : une balade sur le littoral du langage

Lorsqu’il aborde la littérature, Lacan ne s’intéresse pas simplement aux récits ou aux figures de style : il veut saisir ce qui, dans l’écriture, touche à un registre autre que le pur jeu du signifiant. Lituraterre, un texte de 1971, en est un bon exemple.

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Pourquoi ce titre étrange ? Lacan aime les jeux de mots et, ici, il fusionne "littérature" et "littoral", suggérant que l’écriture n’est pas qu’un simple arrangement de mots mais qu’elle se situe à la frontière de quelque chose de plus fondamental. Le littoral, cette ligne mouvante entre la terre et la mer, est une métaphore puissante : il évoque une zone de contact, une limite poreuse où deux éléments se rencontrent sans jamais se confondre totalement.

En d’autres termes, l’écriture ne se contente pas de représenter le monde : elle borde un réel qui ne se laisse pas entièrement dire.

Elle ne se réduit pas à un simple jeu de langage, car elle touche à quelque chose qui excède le symbolique, quelque chose qui relève d’une autre expérience, d’un autre registre – celui de la jouissance, du hors-sens, de ce qui résiste à l’ordre signifiant.

Alors, embarquons pour un voyage sur ce littoral lacanien, où le langage tangue et où l’écriture cherche à dire ce qui ne peut être dit.

Le littoral : un lieu entre deux mondes

Lacan nous invite à imaginer le littoral : cette ligne mouvante entre la terre et la mer, jamais fixe, toujours redessinée par le mouvement des vagues.

Ce point de contact, instable et incertain, est une image forte pour penser le rapport entre le langage et ce qu’il ne peut jamais totalement contenir.

Dans notre quotidien, nous avons tendance à croire que le langage est une boîte bien ordonnée, où chaque mot renvoie à une signification claire et fixe. Mais Lacan nous rappelle que les mots ne recouvrent jamais totalement ce qu’ils désignent. Il y a toujours une part de flottement, un écart entre ce que l’on veut dire et ce qui est réellement dit.

« Le signifiant a un bord. Ce bord est ce que, dans Lituraterre, j’ai cherché à cerner de la façon la plus tangible, celle du littoral. » (Séminaire XIX, …Ou pire, 1971-72)

Autrement dit, le langage ne recouvre pas tout. Il y a un reste, un au-delà du signifiant, une part de réel qui échappe à la prise des mots. Ce réel, c’est ce qui résiste à la signification, ce qui ne se laisse pas capturer par le discours.

Prenons un exemple simple : avez-vous déjà eu l’impression que les mots ne suffisent pas pour exprimer une émotion intense, une douleur profonde ou un souvenir marquant ? Ce que vous ressentez, cette intensité brute, appartient au réel dans le sens lacanien du terme – c’est-à-dire à ce qui échappe au symbolique, à ce qui ne peut être totalement traduit en langage.

Le littoral, chez Lacan, devient ainsi l’image de cette limite mouvante entre ce que l’on peut dire et ce qui nous échappe. L’écriture, dans cette perspective, ne serait pas une simple mise en forme du langage, mais une tentative de frôler ce réel, de tracer un bord autour de ce qui ne se dit pas.

Loin d’être un outil de maîtrise absolue, le langage est donc toujours en tension avec ce qui lui résiste. Il est comme un rivage face aux vagues du réel, sans cesse redessiné, sans cesse débordé.

Quand l’écriture touche au réel

Si le langage ne dit pas tout, la littérature aurait-elle un pouvoir particulier ?

Lacan nous montre que l’écriture ne se contente pas de représenter le monde : elle le touche, elle frôle ce qui échappe.

Elle ne se réduit pas à un simple agencement de signifiants porteurs de sens, mais elle met en jeu quelque chose d’autre, une matérialité du langage qui dépasse sa fonction communicative.

« Il y a dans l’écriture quelque chose qui passe outre le signifiant. » (Séminaire XX, Encore, 1972-73)

Ce dépassement du signifiant ouvre la question de la jouissance. Lacan distingue le plaisir (lié à la satisfaction mesurable, réglée par le principe de réalité) et la jouissance, qui est débordement, excès, rapport au réel. La littérature, selon lui, n’est pas qu’un jeu d’idées ou une mise en forme esthétique du langage ; elle est aussi une expérience, une prise sur quelque chose d’indicible.

C’est pourquoi certains écrivains – Mallarmé, Joyce, Artaud – ne se contentent pas d’écrire des récits structurés et accessibles. Ils poussent le langage à ses limites, ils le fragmentent, le détournent, le rendent opaque. Chez eux, le sens vacille, les mots ne désignent plus simplement des choses, mais deviennent des objets en soi, porteurs d’une matérialité propre qui échappe à la signification classique.

Prenons un exemple parlant : James Joyce. Dans Finnegans Wake, son écriture semble exploser, tordant les mots, fusionnant les langues, multipliant les néologismes au point de devenir presque illisible. Mais c’est précisément cela qui fascine Lacan : Joyce ne cherche pas seulement à raconter une histoire, il fait éprouver quelque chose au lecteur, une confrontation brute au langage dans son état le plus malléable et énigmatique.

« Lituraterre, c’est bien là où Joyce nous laisse, avec un bord, un trou qui n’est pas à boucher. » (Le Sinthome, 1975-76)

Autrement dit, Joyce ne comble pas les manques du langage, il les accentue, il les met en scène. Il ne propose pas une écriture qui rassure en fixant du sens, mais une écriture qui joue avec le vide, qui borde un réel inassimilable.

Cette approche bouleverse notre rapport traditionnel à la lecture. Lire Joyce, lire Artaud, lire Mallarmé, ce n’est pas seulement comprendre des mots, c’est être traversé par un langage qui dépasse l’intellect, qui touche au corps, à la jouissance.

Ainsi, Lituraterre nous invite à voir la littérature autrement : non pas comme un moyen de tout dire, mais comme une manière de tracer une frontière autour de ce qui ne se laisse pas dire. Une façon d’explorer les rivages du langage, là où les mots rencontrent ce qu’ils ne peuvent jamais totalement cerner

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La psychanalyse et l’écriture : dire l’indicible

Si la littérature joue avec cette limite du langage, la psychanalyse s’y confronte aussi, mais d’une manière bien particulière.

L’analyse est avant tout une affaire de parole, un travail où le sujet tente de mettre en mots ce qui l’habite, ce qui le travaille, ce qui l’entrave.

Pourtant, chacun fait l’expérience, au cours d’une analyse, de points de butée : des moments où le langage échoue, où le signifiant tourne à vide, où quelque chose résiste à l’énonciation.

Ce point de butée, c’est souvent une douleur, un trauma, une expérience de jouissance qui ne se laisse pas capter par le discours. On bute sur un silence, un blanc, une impossibilité à dire. Lacan nous rappelle que tout ne peut pas être dit : il existe un reste, un excès, un réel qui demeure en marge du langage.

C’est précisément là que l’écriture peut intervenir. Certains patients, face à l’impossibilité de dire, se mettent à écrire. Loin d’être une simple transcription de leur parole, l’écriture devient un mode d’élaboration autre, une manière d’approcher autrement ce qui ne peut pas être formulé à l’oral.

On retrouve ici ce que Lacan pointe dans Lituraterre : l’écriture ne se contente pas d’articuler du sens, elle trace un bord autour de ce qui échappe. Dans un cadre clinique, écrire peut alors devenir une tentative de contourner le manque du langage, de frôler ce réel insaisissable, là où la parole s’interrompt.

Dans certains cas, l’écriture elle-même devient un symptôme. On pense à des figures comme Antonin Artaud, dont les textes sont traversés par une écriture convulsive, marquée par une tentative désespérée de cerner un réel qui l’envahit. L’écriture ne le soigne pas, mais elle lui permet d’articuler quelque chose de son rapport au monde, d’endiguer un excès de jouissance insupportable.

À l’inverse, il arrive que l’écriture joue un rôle thérapeutique. Pour certains analysants, tenir un journal, écrire des fragments, travailler un texte peut offrir un espace où le sujet se réapproprie autrement son histoire, où il peut déposer ce qui, jusque-là, restait en souffrance.

Ainsi, entre psychanalyse et écriture, il ne s’agit pas seulement d’un rapport au langage, mais d’une façon d’habiter la limite, de trouver une manière d’inscrire dans le symbolique ce qui, autrement, serait voué au silence. Comme un littoral que l’on redessine sans cesse, où l’écriture, à défaut de dire l’indicible, permet d’en esquisser les contours.

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Conclusion : écrire, c’est border un manque

Lituraterre nous montre que l’écriture n’est pas qu’un jeu de lettres ni un simple dispositif de communication.

Elle est bien plus qu’un agencement de signifiants destinés à produire du sens. Elle est une bordure, un trait, une tentative de cerner un réel toujours en excès, ce réel qui résiste au langage et qui, pourtant, insiste.

C’est pourquoi certaines œuvres nous marquent bien au-delà de leur contenu explicite. Il y a des textes qui ne nous plaisent pas seulement, mais qui nous touchent, qui laissent en nous une empreinte difficile à expliquer. Ce n’est pas forcément leur récit qui nous bouleverse, ni même leurs idées, mais quelque chose dans la manière dont le langage y est travaillé, dans l’espace qu’ils ouvrent au-delà du sens, là où les mots vacillent.

Chez Joyce, chez Artaud, chez Mallarmé, on retrouve cette tentative d’atteindre un point de résonance avec le réel, d’exploiter la matérialité du langage pour en faire autre chose qu’un simple véhicule du signifié. C’est aussi ce que rencontrent certains analysants dans leur propre rapport à l’écriture : une possibilité de dire sans tout dire, de tracer une limite autour de l’indicible.

Écrire, ce n’est donc pas simplement exprimer : c’est border un manque, comme on trace une ligne sur le sable en sachant que la mer, inévitablement, viendra la redessiner. Une écriture qui frôle le réel, qui en esquisse la forme sans jamais le figer, sans jamais prétendre le dire tout entier.

Si Lacan nous invite à penser Lituraterre, c’est sans doute pour nous rappeler que le langage ne recouvre pas tout, mais qu’il nous permet d’habiter cette faille, de la border, de l’explorer, de jouer avec ce qui nous échappe. Écrire, parler, lire, c’est aussi accepter de se laisser travailler par ce bord du langage, ce rivage mouvant où, entre terre et mer, se joue l’essentiel de notre rapport au réel.

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Par Frédérique Korzine,
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