Bienvenue dans notre Petit lexique lacanien impertinent, Lacan ? Fastoche ! Aujourd’hui, accrochez-vous : on va parler d’un concept aussi vertigineux qu’essentiel, qui va peut-être vous faire douter de votre propre parole… Le Parlêtre. Vous pensiez être maître de vos mots ? Vous croyiez que vous "parlez" librement ? Détrompez-vous. Vous êtes bien plus souvent parlé que parlant. Le Parlêtre, c’est ce phénomène troublant qui nous révèle que le langage vous précède, vous traverse, vous façonne, avant même que vous ne sachiez en dire un seul mot. Vous croyez vous exprimer, mais en réalité, c’est le discours qui vous exprime. Alors, où se situe votre liberté d’expression ? Qui parle quand vous parlez ? Préparez-vous à plonger dans un univers où le langage n’est pas un simple outil de communication, mais une puissance invisible qui vous habite et vous échappe à la fois. « Mais qui sait que faire d'un corps de parlêtre ? - hormis le serrer de plus ou moins près ? »
Nous ne sommes pas simplement des êtres parlants, mais des êtres parlés, et cette nuance change tout.
« Nous sommes des "parlêtres", mot qu'il y a avantage à substituer à l'inconscient, d'équivoquer sur la parlote, d'une part et sur le fait que c'est du langage que nous tenons cette folie qu'il y a de l'être. » (Lacan, 1975)
Dans cette phrase, tout est dit. Le terme parlêtre ne se contente pas de désigner l’homme comme un animal doué de langage. Il ne s’agit pas seulement d’un être qui parle, mais d’un être qui n’existe que par et dans le langage. Loin d’être une simple fonction communicative, la parole est ce qui nous constitue en tant qu’êtres humains.
Ce que nous appelions autrefois "inconscient" n'est plus seulement une "chose en nous" qui émerge dans certaines conditions. L’inconscient n’est pas un réservoir caché sous la surface, comme un refoulé qui chercherait à remonter à la conscience. Il est déjà dans la parole elle-même, il habite le langage que nous parlons au quotidien.
C’est pourquoi Lacan propose ici une substitution : plutôt que de parler de l’inconscient, il propose le parlêtre, une manière d’insister sur le fait que nous ne sommes pas seulement animés par des pulsions inconscientes, mais entièrement pris dans la structure du langage.
Nous ne parlons pas le langage comme un outil extérieur. Nous sommes du langage.
Cela signifie que c’est par le langage que nous devenons des êtres "fous", c’est-à-dire des êtres divisés, aliénés, traversés par une parole qui nous excède. Le langage ne nous donne pas seulement une identité, il nous sépare aussi de nous-mêmes.
Quand nous parlons, nous croyons exprimer notre pensée. Mais ce que Lacan souligne ici, c’est que c’est bien plutôt le langage qui nous parle, qui nous échappe, qui nous déborde. Il suffit d’un lapsus, d’un mot qui dépasse notre intention, pour que nous réalisions que notre parole n’est pas sous notre contrôle total.
Et si nous n’avions jamais la main sur ce que nous disons ?
Et si notre être même n’était qu’un effet de langage, une construction flottante produite par un réseau de signifiants dans lequel nous sommes pris dès notre naissance ?
« Je pense, donc je suis. »
Avec Lacan, nous devons désormais entendre :
« Je parle, donc je suis parlé. »
Avant même que nous ne puissions parler, nous sommes déjà pris dans un réseau de signifiants :
— Notre nom nous est donné avant que nous puissions l’accepter.
— Notre filiation nous précède.
— Nos parents projettent sur nous des attentes, des désirs, des fantasmes qui nous façonnent bien avant que nous ayons conscience d’exister.
Le langage, loin d’être une simple extension de notre pensée, nous façonne, nous oriente, nous impose des structures invisibles. C’est ce que Lacan appelle l’aliénation au langage.
Prenons un exemple simple : dès que nous sommes nommés à la naissance, nous sommes déjà pris dans un réseau symbolique qui nous échappe.
Un enfant prénommé Victor ne décide pas de l’être. Son nom lui est donné avant qu’il ne puisse le revendiquer. Il ne l’a pas choisi, et pourtant, ce nom va devenir une partie essentielle de son identité. Il portera Victor comme une marque, un signifiant qui le désigne aux autres et à lui-même.
Le langage nous précède et nous inscrit dans un système de signifiants où nous sommes déjà autre pour nous-mêmes.
C’est ce que Lacan exprime de manière vertigineuse lorsqu’il dit que nous sommes « des êtres qui ne parlent pas seulement à être, mais qui sont des parlêtres. » (Séminaire RSI, 1974).
Autrement dit, nous ne sommes pas simplement des individus dotés de parole, nous sommes constitués par cette parole.
Le langage nous aliène d’autant plus que nous nous identifions à lui. Nous croyons nous exprimer librement, mais ce que nous appelons "notre parole" est en réalité une mise en forme imposée par le symbolique.
Un homme, en pleine dispute avec sa compagne, lui hurle : « Tu es aussi étouffante que ma mère ! »
Il se fige. Il ne voulait pas dire ça. Il ne l’a pas "choisi".
Pourtant, cette phrase est sortie, comme un automatisme.
D’où vient-elle ?
Elle vient du fait que son discours est déjà structuré par une mémoire inconsciente du langage. Le passé familial, les conflits enfouis, les attentes parentales ressurgissent dans ses mots, malgré lui.
Nous sommes parlés.
Le langage nous parle plus que nous ne parlons.
Lacan répond en deux temps. Oui, nous sommes aliénés au langage, mais cette aliénation n’est pas une fatalité. Elle peut devenir une ouverture.
C’est là qu’intervient la subversion du parlêtre.
Nous pouvons apprendre à jouer avec cette structure. À détourner les signifiants qui nous emprisonnent. À réécrire nos propres récits.
« Mais qui sait que faire d'un corps de parlêtre ? - hormis le serrer de plus ou moins près ? » (Ouverture des Rencontres de Caracas, 1980)
Lacan nous invite ici à nous interroger sur notre rapport à notre propre langage et à notre propre corps.
Que faisons-nous de ce corps qui parle malgré nous ?
Que faisons-nous de cette parole qui nous précède et nous déborde ?
L’analyste est là pour écouter ce qui se dit au-delà de ce que le patient croit dire.
Il aide à repérer les signifiants qui enferment, mais aussi à jouer avec eux pour s’en libérer.
Prenons un autre exemple clinique.
Sophie, 35 ans, dit souvent en séance :
— « Je suis nulle, je ne mérite rien. »
Elle ne sait même plus d’où vient cette phrase. Elle la dit comme une évidence.
En travaillant sur son histoire, elle réalise que c’est une phrase que sa mère lui répétait enfant :
— « Tu es vraiment incapable. »
Cette phrase ne lui appartient pas. Elle la porte en elle, mais elle ne l’a jamais choisie.
Alors, que peut-elle en faire ?
Nous ne sommes pas obligés d’être parlés à l’infini. Nous pouvons devenir joueurs de langage.
C’est ainsi que le parlêtre peut se réapproprier son être.
Le symptôme, chez Lacan, n’est pas qu’un simple dysfonctionnement à "corriger". Ce n’est pas une "erreur" dans la machine humaine, ni un bug à éradiquer comme voudrait le faire la psychiatrie biologique contemporaine.
Non. Le symptôme est une écriture.
C’est un savoir logé dans le corps, une trace qui résiste à toute volonté de le faire disparaître.
Il pourrait se dire que c’est du stress, une peur normale. Mais pourquoi là, précisément ? Pourquoi ce symptôme prend cette forme spécifique dans son corps ?
En séance, il réalise qu’enfant, chaque fois qu’il voulait exprimer quelque chose d’important, il se faisait couper la parole par son père, qui lui lançait :
— « Tais-toi, ce n’est pas intéressant. »
Ce qui est "intégré" ici n’est pas seulement une peur abstraite. C’est une trace corporelle du langage parental, une écriture dans la chair qui s’active à chaque fois qu’une situation similaire survient.
Cette phrase de Lacan est brutale, mais elle touche à l’essentiel : le parlêtre ne peut pas se soustraire au langage, mais il ne peut pas non plus s’y réduire.
Quelque chose résiste.
Quelque chose ne passe pas dans le symbolique.
Et cette résistance, c’est le symptôme.
C’est ce qui insiste dans le corps quand le langage échoue à tout dire.
Le symptôme est du symbolique, il peut se traduire en mots.
Le sinthome, lui, est un pur effet du réel, un nouage entre corps, jouissance et langage, qui ne se résorbe pas par l’interprétation.
C’est pourquoi Lacan dira dans son dernier enseignement que le parlêtre est un corps jouissant.
Le langage structure, mais il ne peut pas tout dire du corps.
« Mais qui sait que faire d'un corps de parlêtre ? - hormis le serrer de plus ou moins près ? » (Ouverture des Rencontres de Caracas, 1980)
Cette phrase ironique de Lacan touche à une énigme fondamentale :
Que faire d’un corps pris dans le langage, mais qui ne peut jamais être totalement réduit à ce langage ?
C’est ici que la jouissance entre en scène.
Elle peut prendre différentes formes :
Nous sommes des êtres de langage, mais nous ne sommes pas que cela.
Nous avons un corps, et ce corps jouit à sa manière, en dehors des mots.
Le sinthome, c’est ce qui permet au parlêtre de continuer à exister malgré l’aliénation du langage et malgré la jouissance qui déborde.
C’est une invention singulière, une manière propre à chacun d’habiter ce paradoxe du parlêtre.
La première chose est de reconnaître que le symptôme n’est pas une erreur, mais une écriture. Un message du parlêtre, une tentative de dire quelque chose que le langage ordinaire ne permet pas d’exprimer.
Pourquoi un sujet s’accroche-t-il à son symptôme, même quand il dit vouloir s’en débarrasser ? Parce qu’il y trouve une jouissance cachée.
Exemple : Une femme souffrant d’insomnies raconte en séance qu’elle "n’arrive pas à dormir". Mais en creusant, elle réalise que dans ces moments nocturnes, elle retrouve un espace de liberté qu’elle ne s’accorde pas dans la journée.
Le symptôme n’est jamais gratuit. Il est une solution, aussi coûteuse soit-elle.
L’objectif n’est pas de supprimer le symptôme à tout prix, mais de trouver un autre mode de nouage.
Ce qui compte, c’est que le sujet puisse réinventer sa manière d’être un parlêtre, en s’appropriant son propre sinthome.
Car nous sommes pris dans une double contrainte :
Le symptôme n’est pas une erreur. Il est une solution, un bricolage du parlêtre pour tenir dans cette faille entre le langage et le corps.
Mais parfois, ce bricolage fait souffrir, enferme, aliène.
C’est là que Lacan introduit la notion de sinthome, cette écriture singulière qui fait tenir le parlêtre.
Une psychanalyse, alors, ne vise pas à lever le symptôme comme on enlève un pansement, mais à permettre au sujet de retrouver une liberté dans sa façon de l’habiter.
Nous ne pouvons pas nous libérer du langage.
Nous ne pouvons pas nous libérer de la jouissance.
Mais nous pouvons apprendre à jouer avec eux, à inventer notre propre manière d’être un parlêtre qui parle autrement, qui jouit autrement, qui existe autrement.
Et au fond, n’est-ce pas cela, la véritable subversion ?
Non pas se débarrasser de ce qui nous marque, mais le détourner, en faire une force, un style, un art du vivre ?
« Car si l’inconscient, ça parle, c’est bien la preuve que nous sommes parlêtres. »
(Lacan, Séminaire XXIII, Le Sinthome, 1975)