La neutralité bienveillante : concept facile en théorie, défi en pratique
13/2/2025

Relation d'aide, l’illusion de la neutralité bienveillante : jusqu’où peut-on être « neutre » ?

En psychanalyse, psychothérapie, et relation d'aide en général, la neutralité bienveillante, serait-elle une posture idéale ou une illusion ? Inspirée des principes de la psychanalyse freudienne, elle désigne l’attitude du praticien qui s’efforce d’accueillir la parole de l’autre sans jugement, en limitant toute implication subjective. Cette posture vise à offrir un espace de parole sécurisant, où le patient, le coaché ou le supervisé peut déployer librement son inconscient, ses émotions ou ses questionnements. Mais cette neutralité est-elle véritablement possible ? Plus encore, est-elle réellement souhaitable dans la pratique clinique et relationnelle ?

Si la neutralité analytique a été un fondement essentiel du travail psychanalytique, elle peut parfois se transformer en une injonction irréaliste, déconnectée des réalités de l’accompagnement thérapeutique et de la supervision.

Un praticien est un être humain traversé par des émotions, des résonances personnelles et des affects, et vouloir se tenir à distance de toute implication peut paradoxalement nuire à la relation d’aide.

Quelles sont les limites de cette posture, les risques qu’elle peut engendrer et comment l’intégrer avec discernement dans la pratique clinique, l’intervention dans les métiers de l’aide et du soin ? C'est ce que nous allons voir...

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La neutralité bienveillante : un idéal freudien, un mythe clinique ?

Sigmund Freud (1912) insistait sur l’importance de l’attention flottante, une posture où l’analyste adopte une écoute ouverte et détachée, permettant au patient d’exprimer ses associations libres sans interférence.

Associée à la règle de l’abstinence, cette posture visait à éviter toute suggestion, gratification ou implication émotionnelle trop marquée de la part du praticien, afin que l’inconscient du patient puisse se déployer sans entrave.

L’idée fondatrice était simple : plus l’analyste restait en retrait, plus il permettait au transfert de se structurer et au travail analytique de se faire en toute autonomie. Cette conception a durablement marqué la psychanalyse classique et a été transposée dans de nombreuses formes de thérapies, d’accompagnement en coaching ou psychologie, sous l’appellation de neutralité bienveillante.

Cependant, plusieurs questions se posent :

  • Cette posture est-elle réellement applicable aujourd’hui ?
  • Est-elle souhaitable dans tous les cadres d’accompagnement ?
  • Peut-elle devenir un frein à la relation thérapeutique, plutôt qu’un levier ?

Dans une société où les modalités relationnelles ont évolué, où la demande des patients, des coachés et des professionnels en supervision inclut souvent une attente d’implication et de dialogue, la neutralité bienveillante reste-t-elle un référentiel adapté ?

Supervision : un espace pour questionner la posture clinique

C’est là que la supervision joue un rôle essentiel : elle permet aux professionnels de la relation d’aide d’interroger cette exigence de neutralité, d’en mesurer les effets dans leur pratique et d’explorer des ajustements plus souples.

En supervision individuelle ou en groupe, il est possible de :

Identifier les moments où la neutralité devient un frein à l’alliance thérapeutique.

Travailler les résonances affectives et le contre-transfert, souvent incompatibles avec une posture purement neutre.

Explorer des alternatives cliniques où l’implication du praticien reste contenante et ajustée.

Comme le souligne René Roussillon (2019) :

👉 "L’analyste ne peut être un pur miroir ; il est un sujet impliqué, traversé par des affects, et c’est en assumant cette implication qu’il permet au patient de se transformer."

Des auteurs comme Winnicott (1949/2016) et Roussillon (2019) ont montré que le praticien n’est jamais un simple réceptacle passif : son engagement subjectif, ses affects et son contre-transfert sont des éléments indissociables du processus thérapeutique.

Dès lors, peut-on encore considérer la neutralité analytique comme une exigence absolue, ou faut-il la repenser à l’aune des réalités contemporaines de la relation d’aide et de la supervision ?

La supervision offre justement un espace privilégié pour explorer ces questions et affiner son positionnement clinique.

Les limites de la neutralité : une fiction thérapeutique ?

La neutralité bienveillante est souvent présentée comme un idéal permettant d’accueillir le patient sans jugement ni implication subjective.

Pourtant, à bien y regarder, cette posture repose sur une fiction : celle d’un praticien capable de suspendre toute affectivité et de se positionner comme un observateur extérieur au processus clinique.

Or, la relation thérapeutique est fondamentalement intersubjective : elle engage deux sujets, et non un patient face à un praticien neutre et désincarné. Cette illusion de neutralité peut alors devenir contre-productive, tant pour le praticien que pour la personne accompagnée.

L’impossibilité d’une neutralité absolue

En tant qu’êtres humains, nous sommes tous traversés par des affects, des émotions et des résonances personnelles.

Qu’on le veuille ou non, notre propre subjectivité influence inévitablement notre écoute, nos interventions et notre manière d’être en relation avec nos patients, clients ou supervisés.

Comme l’a souligné Donald Winnicott (1949/2016), il est illusoire de penser que l’analyste puisse être une simple « surface réfléchissante ». Au contraire, le contre-transfert est un élément central de la relation thérapeutique : il témoigne de l’impact émotionnel du patient sur le thérapeute et constitue un matériau clinique précieux.

👉 « L’analyste doit être capable d’assumer ses propres réactions émotionnelles, non pour les imposer au patient, mais pour en faire un outil de compréhension du processus analytique. »Winnicott

Ignorer cette dynamique reviendrait à se priver d’un levier fondamental pour comprendre ce qui se joue dans la relation.

La supervision apparaît alors comme un espace clé pour aider les professionnels à travailler ces affects, les nommer, et éviter qu’ils ne deviennent un frein inconscient dans l’accompagnement.

Supervision : un cadre pour apprivoiser le contre-transfert

En supervision, les professionnels peuvent :

Apprendre à repérer les affects qui émergent en séance, afin de mieux les comprendre et les transformer en outils d’analyse.

Dépasser la peur du contre-transfert, souvent perçu comme un signe de « faiblesse » alors qu’il est un indicateur précieux du vécu du patient.

S’interroger sur les zones de résonance personnelle pour éviter les confusions entre ce qui appartient au patient et ce qui relève du praticien.

Ainsi, plutôt que d’être niée, la subjectivité du praticien gagné à être pensée et élaborée en supervision, afin d’éviter qu’elle ne s’impose malgré lui dans la relation d’aide.

Une posture qui peut devenir défensive

Dans certains cas, l’exigence de neutralité bienveillante peut paradoxalement conduire le praticien à se défendre contre l’intensité émotionnelle de la relation.

Ce repli peut alors prendre plusieurs formes :

Une distance excessive, où le thérapeute devient silencieux, distant ou rigide pour ne pas « interférer » dans le travail du patient.

Un évitement des émotions fortes, par crainte que celles-ci ne viennent perturber la posture analytique.

Un refus implicite de l’engagement relationnel, conduisant à une relation désincarnée, où le patient peut se sentir abandonné.

Comme le souligne René Roussillon (2019) :

👉 « Une neutralité qui se fait absence ne protège pas l’espace thérapeutique, elle le vide de sa substance. »

Un praticien qui s’accroche coûte que coûte à une neutralité absolue peut donner l’impression d’être inaccessible ou indifférent, ce qui risque de fragiliser l’alliance thérapeutique.

Supervision : un soutien pour ajuster son implication

Dans l’espace de supervision, ces enjeux peuvent être travaillés afin d’éviter que la neutralité ne se transforme en retrait défensif.

En supervision, il est possible de :

Identifier quand la neutralité devient un écran plutôt qu’un cadre sécurisant.

Apprendre à ajuster son implication sans basculer dans la fusion ou la surinterprétation.

Travailler l’équilibre entre présence et retenue, pour offrir un cadre relationnel vivant.

Cifali (2005) propose l’idée d’une neutralité engagée, où le praticien n’est ni trop impliqué, ni absent, mais ajuste sa présence en fonction des besoins du patient. C’est précisément en supervision que ce dosage peut être réfléchi et affiné, à partir des situations cliniques vécues par le praticien.

Une neutralité à questionner ?

Plutôt que de considérer la neutralité bienveillante comme une règle absolue, il semblerait plus juste de la questionner au regard des réalités cliniques...

Une neutralité rigide peut devenir un obstacle à la relation et à la compréhension du patient.

Un travail d’élaboration en supervision permet d’ajuster cette posture pour qu’elle ne soit ni une absence, ni une surcharge émotionnelle.

Dans ce cadre, la supervision devient un outil précieux pour trouver un juste équilibre, et permettre aux praticiens de s’ajuster avec subtilité et intelligence clinique à chaque situation.

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Une alternative plus ajustée

Si la neutralité bienveillante absolue se révèle souvent illusoire et parfois même contre-productive, il devient nécessaire de repenser cette posture sous une forme plus souple et plus incarnée.

Plutôt que de s’accrocher à une neutralité rigide, de nombreux auteurs, dont Cifali (2005), proposent une approche plus nuancée : la neutralité engagée.

Cette posture repose sur l’idée que le praticien ne peut pas être totalement en retrait, mais qu’il doit ajuster son implication pour répondre aux besoins de la relation thérapeutique ou de supervision. Il s’agit alors de maintenir un équilibre subtil entre présence et retenue, permettant d’accompagner sans envahir, d’être impliqué sans s’identifier.

Comme le rappelle François Roustang (1999) :

👉 « L’analyste ne doit ni disparaître, ni imposer sa présence : il doit être là, disponible, ajusté, sans forcer ni fuir. »

Les principes fondamentaux d’une neutralité engagée

Une neutralité engagée implique plusieurs ajustements concrets dans la pratique clinique et en supervision :

Être attentif et bienveillant, tout en reconnaissant ses propres affects

L’analyste, le psychothérapeute, le professionnel de la relation d'aide en général ou même le superviseur n’est pas un automate. Il est traversé par des émotions, des résonances, des intuitions. Plutôt que de les nier, il peut les accueillir et les analyser, sans pour autant qu’elles prennent le dessus sur la relation.

Prendre en compte le contre-transfert, sans en faire un espace de débordement émotionnel

Le contre-transfert n’est pas un obstacle, mais un outil clinique fondamental. Il permet de comprendre les dynamiques inconscientes à l’œuvre dans la relation. Cependant, une neutralité engagée suppose que ces affects soient pensés et élaborés, plutôt que vécus de manière brute en séance.

Savoir intervenir lorsque cela est nécessaire

La neutralité absolue risque de produire un effet d’abandon pour certains patients en grande souffrance. Dans des situations de détresse aiguë, le praticien doit savoir ajuster son positionnement : un mot, un geste, un ajustement du cadre peut parfois être nécessaire et structurant.

Comme le souligne Irvin Yalom (2002) :
👉 « Une présence thérapeutique ne se résume pas à écouter en silence. Elle consiste à être là, dans un échange vivant, où chaque mot, chaque absence de mot, a un sens. »

Offrir un cadre contenant, qui ne repose pas sur une fausse neutralité, mais sur une présence réelle et ajustée

Un cadre trop froid ou impersonnel peut fragiliser des patients ayant besoin d’un ancrage relationnel clair. Il est donc essentiel d’adopter une posture vivante, qui sécurise sans tomber dans un excès d’intervention.

Supervision : un espace pour s'ajuster

Cette posture de neutralité engagée prend une dimension particulièrement précieuse en supervision.

Ici, le superviseur n’est pas simplement un observateur, il doit offrir un véritable espace d’élaboration et de soutien, où le professionnel peut questionner sa posture clinique sans crainte de jugement.

Dans le cadre d’une supervision individuelle ou en groupe, on peut travailler :

Les dilemmes entre distance et implication, notamment face à des situations complexes.

Les moments où la neutralité devient une barrière, empêchant le praticien d’être pleinement efficace.

L’ajustement des interventions verbales et non verbales, pour éviter des prises de position trop rigides ou trop fusionnelles.

L’analyse des affects en séance, en comprenant comment les émotions du praticien influencent son écoute et sa réponse clinique.

👉 "La supervision est le lieu où l'on peut interroger ce qui nous traverse, ce qui nous échappe et ce qui nous engage dans la relation. C’est en prenant conscience de ces mouvements que nous ajustons notre posture."Cifali (2005)

Conclusion : Une neutralité engagée au service des pratiques professionnelles

Plutôt que de viser une neutralité absolue, souvent illusoire et contre-productive, il apparaît plus judicieux d’adopter une neutralité engagée, adaptée aux réalités du travail thérapeutique et de l’accompagnement professionnel.

Dans les domaines de la psychologie clinique, de la thérapie, du travail social et de la supervision en entreprise ou en milieu scolaire, les professionnels sont confrontés à des situations de communication complexes, où la relation humaine est au cœur du processus de changement.

La posture de neutralité engagée permet d’ajuster sa présence et son implication, sans tomber ni dans une froideur excessive, ni dans une implication débordante.

Loin d’être un simple cadre théorique, cette posture représente un levier essentiel pour les professionnels de la relation d’aide, qu’ils exercent en milieu hospitalier, en entreprise, en institution sociale ou dans le secteur éducatif.

👉 Comment alors affiner cette posture pour l’adapter aux différentes pratiques professionnelles ?

La supervision : un outil clé pour accompagner le changement

Dans un monde où les pratiques évoluent et où la place de la subjectivité dans les métiers de l’accompagnement et de la santé est de plus en plus interrogée, la supervision s’impose comme un espace privilégié pour travailler ces enjeux.

Elle permet aux psychologues, thérapeutes, travailleurs sociaux, coachs et accompagnants en entreprise de :

Explorer les difficultés rencontrées dans l’application de la neutralité bienveillante face aux défis du terrain.

Analyser les résonances émotionnelles et le contre-transfert dans la relation avec les patients, clients ou équipes.

Ajuster leur posture et leur communication, pour garantir un cadre éthique tout en restant humainement engagé.

Soutenir leur propre évolution professionnelle, en intégrant les avancées issues de la recherche en psychologie et en psychothérapie.

Les supervisions individuelles et en groupe offrent ainsi un espace d’élaboration où les professionnels peuvent réfléchir à leur pratique, prévenir l’épuisement et affiner leur approche face aux difficultés relationnelles et aux demandes de changement.

Un équilibre à construire tout au long de la vie professionnelle

Le véritable enjeu n’est donc pas de chercher à effacer sa subjectivité, mais de la penser et de l’intégrer intelligemment dans sa pratique.

Cette réflexion se fait tout au long de la vie professionnelle, à travers une formation continue, des espaces d’échange, et surtout, une supervision régulière qui permet de prendre du recul et d’affiner ses interventions.

Dans un monde en perpétuelle évolution, où les attentes des patients et des professionnels de la santé mentale, de l’entreprise et du travail social évoluent, la capacité à ajuster sa posture avec finesse devient une compétence clé.

Une neutralité rigide peut isoler et entraver la communication.

Une neutralité engagée permet une intervention plus souple, plus adaptée et plus efficace.

La supervision devient alors un véritable espace de recherche clinique et d’accompagnement professionnel, permettant aux psychologues, travailleurs sociaux, thérapeutes et autres professionnels de l’aide d’analyser leurs pratiques, de prendre en compte les dynamiques relationnelles et de s’adapter aux changements du terrain.

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Références

  • Cifali, M. (2005). Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique. PUF.
  • Freud, S. (1912/2010). Conseils au médecin sur le traitement psychanalytique. In Oeuvres complètes (Vol. 10). PUF.
  • Roussillon, R. (2019). Le travail du négatif. Dunod.
  • Winnicott, D. W. (1949/2016). La haine dans le contre-transfert. In De la pédiatrie à la psychanalyse. Payot.
Par Frédérique Korzine,
psychanalyste à Versailles
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